Parmi les mesures destinées à faire face à la « radicalisation », la communauté musulmane, par la voix du Conseil Français du Culte Musulman, a mentionné dans le cadre des conclusions de la première session de l’« Instance de dialogue » de mars 2016 mise en place avec le gouvernement, le développement du soufisme (discours de son président Anouar Kbibech) : « Certaines contributions proposent même de promouvoir les vertus de la mystique de l’Islam, à travers le développement du soufisme selon la tradition sunnite pour lutter en amont contre toutes les formes de violence ou de fanatisme. »
Il est intéressant de noter que cette proposition reconnaît l’existence d’un certain nombre formes de violence et de fanatisme graves en islam, « graves » car si ce fanatisme se résumait par exemple à celui – inoffensif – des courants « intégristes » de l’Église catholique, on n’en parlerait même pas.
Mais surtout cette proposition part du principe que les courants mystiques musulmans, et principalement le soufisme, seraient, par nature, fondamentalement pacifiques : qu’en est-il ?
NB : Les éléments fournis ci-dessous sont succincts et ne reflètent pas la grande diversité des formes de soufisme en islam et l’histoire complexe de ce courant au cours des siècles. Les spécialistes pourront peut-être déceler des approximations ou juger que des raffinements sont nécessaires mais cela n’a guère d’importance s’ils sont du deuxième ordre au regard de la problématique qui nous occupe et qui concerne la compatibilité des valeurs soufies avec les valeurs occidentales. L’important est surtout de comprendre ce que le soufisme a à apporter aujourd’hui au-delà des vicissitudes de l’histoire. J’invite néanmoins bien entendu les lecteurs à me faire parvenir leurs commentaires éventuels pour amender si nécessaire ce texte.
- L’islam : une « praxis » plus qu’une spiritualité ?
Pour Tariq Ramadan, « Il n’y a pas de « théologie islamique ». Comparer les discussions, souvent marginales, qui ont eu cours entre les savants musulmans (essentiellement à partir du Xème siècle) avec les réflexions fondamentales qui ont donné naissance à la « théologie chrétienne » est infondé et, dans les faits, une erreur. Certes, certains débats ont été vifs et l’on a, à travers l’histoire et les écoles musulmanes, discuté du sens et de la portée des noms de Dieu, de ses attributs, du statut de la révélation, mais l’horizon de ces controverses – contrairement à l’histoire de la dogmatique catholique par exemple – est resté circonscrit et n’a jamais été jusqu’à remettre en cause trois principes fondamentaux : l’unicité absolue du créateur, son impossible représentation et la véracité de sa parole révélée dans le coran. Une authentique « théologie » aurait d’abord, et surtout, discuté de ces trois principes. Or une étude attentive de l’histoire des débats entre les écoles montre que les disputes se sont élaborées en aval de ces trois principes qui, au cœur de la conception musulmane, fonde ce qu’on nomme le « tawhid ». »
À côté donc de la simplicité spirituelle du fondement de la doctrine musulmane et de la « praxis » coranique (code de règles à appliquer : les 5 piliers, les interdits, les ablutions, etc.) s’est développé un courant mystique connu sous le nom de « soufisme ».
- Le soufisme, branche mystique de l’islam
Le soufisme se veut un retour à la pureté primitive de l’islam par le détachement du monde. Il s’agit d’une démarche mystique recherchant « l’extinction de soi en Dieu ».
Ainsi, selon Marie-Thérèse Urvoy, « Le soufisme n’est qu’une branche de l’arbre mystique [de l’islam], lequel en a beaucoup d’autres : celle de l’ermite (nasik), celle de l’ascète (zahid), celle du philosophe, tout simplement celle de la piété populaire. (…) L’ascétisme est une attitude attestée dès les débuts de l’islam. Les lecteurs du Coran à l’époque Omeyyade, les premiers collecteurs de traditions prophétiques, vivaient dans la pauvreté. Le premier qui porta le qualificatif « sufi » fut un pieux personnage de Kufa, mort en 776 [Abu Hachim]. Puis l’appellation s’étendit à un groupe d’ascète de la même cité. Un siècle plus tard, elle désignait une corporation de mystiques de Bagdad et, au Xème siècle, elle englobait tous ceux d’Irak. « Soufi » dérive de « suf », la rube de bure que portaient les premiers ascètes musulmans, sans doute en prenant modèle sur les moines et ermites chrétiens d’Orient. À la longue le soufisme en est venu à englober les individualités les plus diverses : ascètes, voyants, thaumaturges, ermites, combattants de la guerre sainte, etc. Leurs enseignements, leurs méthodes, leurs exercices spirituels, leurs modes de pensée prouvent une extrême variété. Ainsi les débuts du mysticisme en islam furent plutôt de tendance ascétique ».
Les premiers modèles de spiritualité – en particulier l’ascétisme – se développent dès les VIIème et VIIIème siècles en Mésopotamie, avec comme figure de proue al-Hasan al-Basrî (mort en 728).
Selon Marie-Thérèse Urvoy, « C’est au cours des IXème et Xème siècles que le soufisme prit un caractère plus métaphysique et théosophique, tendance qui ne cessera de s’affirmer par la suite. (…) On retrouve les deux tendances de l’ermite et de l’ascète chez les soufis, terme qui se généralise au IXème siècle, et aussi dans le mouvement piétiste des Kamarramiyya. Dans leur prédication, ces derniers exposaient volontiers leurs expériences mystiques et la relation d’amour qui les liait à Dieu. À l’opposé, les Malamatiyya cachaient à tous à la fois leurs charismes et leurs secrets de vie intérieure. Jusqu’à XIIème siècle, la mystique en islam est restée très hétérogène. À partir de cette époque, le soufisme devint prépondérant, annexant toutes les formes mystiques précédentes. Dès lors, la confusion était établie quant à la dénomination. »
À partir du XIIème siècle, le soufisme s’est organisé en confréries sous l’autorité d’un maître (cheikh ou murshid), par exemple : la Qadiriyya ; la Mevleviya (« derviches tourneurs ») ; la Rifa’iyya (« derviches hurleurs ») ; la Naqshbandiyya, (fondée par Baha al-Din Naqshband, mort en 1389 : fidélité au sunnisme, rejet d’Ali de la généalogie spirituelle et remplacement par Abu Bakr, proscription des danses sacrées et des instruments de musique, à l’exception des percussions) ; etc.
- La démarche soufie et son rapport houleux avec le sunnisme orthodoxe
La démarche soufie cherche à permettre au fidèle de franchir les étapes le faisant passer de la pratique littérale de la loi révélée (chari’a) à la réalité divine (haqiqa). Pour Rémi Brague, « Le soufisme répond à la question de savoir comment monter jusqu’à l’intention du législateur, en permettant de capter directement à la source divine. » Le soufi purifie son âme par l’invocation, le détachement des choses terrestres, jusqu’à atteindre l’état d’annihilation en Dieu (« fana fi Allah »).
Pour ce faire, plusieurs voies ou chemins (« tariqa ») pratiquées dans les confréries s’offrent à lui pour parvenir, grâce à un entraînement spirituel intensif sous l’autorité du maître, à accéder à des dons fugaces dus à la générosité de Dieu, dons que l’adepte va chercher à transformer progressivement en état permanent.
Les soufis s’appuient sur une lecture ésotérique du Coran qui les conduit à identifier à côté du sens extérieur, exotérique (« zahir »), un sens intérieur, ésotérique, caché (« batin »). Le verset 35 de la sourate 24 dit des deux lumières (en référence à Mahomet et Ali) reflète ce côté ésotérique : « Allah est la Lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un verre et celui-ci ressemble à un astre brillant. Elle est allumée grâce à un arbre béni : un olivier ni oriental ni occidental dont l’huile semble éclairer sans même que le feu la touche. Lumière sur lumière. Allah guide vers Sa lumière qui Il veut. Allah propose aux hommes des paraboles. Allah sait tout. » De même pour les hadiths : « J’étais un trésor caché et je voulus être connu, c’est pourquoi je créai le monde » ; « Celui qui se connaît lui-même connaît son Seigneur » ; « Jugez-vous avant d’être jugés, pesez vos actes avant d’être pesés, mourrez avant de mourir ».
Le soufisme a entretenu et continue à entretenir des rapports houleux avec le sunnisme orthodoxe, notamment en raison de :
– la primauté absolue de l’expérience personnelle, qui minimise de fait le rôle du Prophète Mahomet en tant que modèle et celui des règles coraniques à appliquer au regard de la recherche spirituelle personnelle ;
– l’interprétation ésotérique du Coran qui peut conduire à s’écarter du consensus de la communauté (le sens caché pouvant être assimilé à une seconde révélation, inacceptable pour le sunnisme orthodoxe) ;
– le rôle important d’Ali comme dépositaire d’un savoir oral et secret transmis par le Prophète, qui éclaire le sens caché, rapprochant les soufis des chiites (notamment ismaëlites ou septimains, la prophétie de Mahomet se poursuivant à travers Ali et sa descendance – les imams –, innovation également inacceptable pour le sunnisme orthodoxe).
Ibn Taymiyya a été ainsi un féroce adversaire des mystiques musulmans.
Un exemple célèbre d’opposition au sunnisme orthodoxe est celui d’Hallaj, pendu par ses coreligionnaires en 922. Marie-Thérèse Urvoy écrit à son propos : « Hallaj naît en 858 à Tur, centre sud-iranien particulièrement arabisé. Son grand-père était encore mazdéen. (…) Son imprudence fut de faire la synthèse entre les mythes de la Perse ancienne et les doctrines de type platonicien. Notre forme de connaissance serait une « illumination venue d’en haut ». (…) Hallaj prônait l’absorption de l’individu en Dieu. Or, pour la théologie musulmane, faire de l’amour divin la base et la finalité de la foi est une absurdité : la manière de s’adresser à Dieu, ce qui doit lui être dit en offrande, ce sont les formules rituelles de louange, ainsi que la gestuelle prescrite par Dieu lui-même dans sa révélation, et ce, avec ou sans amour. »
On voit donc que présenter le soufisme comme solution au problème de la radicalisation des musulmans occidentaux alors qu’il constitue une branche très controversée en islam (beaucoup de musulmans étant convaincus que les soufis ne sont pas de vrais musulmans) et fermement rejetée par les milieux orthodoxes (et fondamentalistes) est assez curieux. Tareq Oubrou observe : « Malheureusement, cet aspect noble du Coran [le soufisme] souffre de deux tendances qui lui portent un grand préjudice, privant ainsi les musulmans du cœur même de leur religion : d’une part un soufisme folklorique, d’autre part un courant wahhabite qui considère à tort le soufisme comme une hérésie. »
- Quelques grandes figures du soufisme
Un certain nombre de personnalités ont marqué le soufisme, dont 3 sont très connues :
Muhyi al-Dîn Ibn Arabî (1165-1240) est souvent considéré comme le plus grand cheikh soufi. Né en Espagne, il s’installe à Damas. Marie-Thérèse Urvoy écrit à son propos : « Ibn Arabi jouissait d’une grande notoriété et ses disciples formaient encore des congrégations en Égypte au XIVème siècle. Il reste de nos jours le plus populaire des mystiques arabes et compte d’innombrables adeptes. » Auteur prolifique, il a notamment écrit les « Illuminations de La Mecque » (« Futuhat al-Makiyyah »). Ibn Arabi a notamment énoncé l’idée qu’il existe une unicité des religions dans le rapport à la transcendance, aucune religion n’étant à elle seule et de façon indépendante capable de traiter tous les aspects du rapport à l’être infini qu’est Dieu. Selon lui, le soufi reconnaît la divinité dans tous les êtres animés et inanimés de la création qui doivent tous leur existence à Dieu. Le soufi cherche à atteindre la statut d’« homme parfait » au travers des exercices de contemplation et par les invocations répétitives (zikr), tout ceci se faisant néanmoins dans le cadre du rituel musulman et de la chari’a.
Mawlana Djalal al-Din Rumi (mort en 1273) : né à Balkh (Afghanisan actuel), il s’installe à Konya (Turquie actuelle). Il est un des plus grands poètes mystiques de langue persane, à l’origine de l’ordre des derviches tourneurs. L’annihilation en Dieu recherchée résulte d’une ascèse et prend la forme d’une danse circulaire extatique faite de tournoiements. La psalmodie se transforme en mouvements rituels collectifs accompagnée par la musique, car selon l’adage « La musique ne produit pas dans le cœur ce qui ne s’y trouve pas déjà ».
Abu Ḥamid al-Ghazali (mort en 1111) met en garde contre les tentatives de dérives et de remise en question de la lettre du Coran par les soufis.
- Le soufisme n’abandonne rien de la condamnation des gens du Livre (juifs et chrétiens)
Si le soufisme est un courant porté sur la mystique et qui n’est pas dans l’épure du sunnisme orthodoxe, il reste authentiquement musulman dans ses fondements doctrinaux.
1) L’islam est la religion la plus aboutie et la dernière
Si les soufis reconnaissent la diversité des efforts des peuples dans leur relation à Dieu, ils ne remettent aucunement en question la primauté de l’islam sur toutes les autres religions. Les religions précédentes ne sont que des étapes vers la religion ultime : l’islam. S’arrêter aux religions précédentes, quand on a connaissance de l’islam, est donc une erreur impardonnable dont la sanction est précisée par le droit musulman traditionnel.
Ainsi, si Ibn Arabi par exemple dans ses « Illuminations de La Mecque » décrit son cœur comme capable d’être « une abbaye pour les moines, un temple pour les idoles et les Tables de la Torah », son propre commentaire montre qu’il net aucunement à égalité les religions. Pour lui, tous ceux qui ne suivent pas la voie de l’islam, telle qu’il la conçoit, sont condamnés aux affres de l’enfer.
Al-Ghazali affirme de son côté qu’Allah a envoyé Mahomet pour être le « Sceau des Prophètes » et abolir ainsi toutes les chari’as précédentes, notamment celles des juifs et des chrétiens. Il définit l’infidélité (kufr) et traite du sort qui sera réservé dans l’au-delà aux communautés des non-musulmans dans son « fayçal al tafriqa bayna al islam wal zandaqa » (« Méthode pour distinguer entre l’islam et l’hérésie », ouvrage rédigé pour répondre aux accusations d’hérésie et d’infidélité des hanbalites). La tolérance n’est applicable qu’à ceux qui n’ont pas été en mesure d’acquérir une connaissance véritable du message de Mahomet avant leur mort.
2) Les accusations de falsification ou de corruption des messages antérieurs sont maintenues à l’égard des juifs et des chrétiens
En l’absence d’annonce de l’arrivée de Mahomet dans la Bible (Ancien et Nouveau Testaments), les maîtres soufis reprennent, parfois avec des accents méprisants, les accusations musulmanes classiques de corruption, de falsification ou de mauvaise compréhension du message qui fut révélé aux juifs et aux chrétiens.
3) Les chrétiens restent des associateurs coupables d’une terrible erreur
Pour les maîtres soufis, reprenant tout à fait la tradition musulmane, Jésus est un prophète musulman (« Sceau de la Sainteté » pour Ibn Arabi) dépassé spirituellement par Mahomet. Il n’est pas mort et conformément au hadith : « Quand descendra Jésus fils de Marie à la fin des temps, il brisera les croix et il tuera les porcs. » Le Jésus musulman n’a donc absolument rien à voir avec le Jésus chrétien : l’islam a en réalité fait de Jésus un autre personnage.
Comme tout l’islam, les maîtres soufis rejettent donc en bloc la doctrine blasphématoire de la Trinité, constitutive du plus grand des péchés en islam : l’associationnisme. Ce rejet s’accompagne, notamment chez Al-Ghazali, d’une critique virulente de l’exégèse religieuse chrétienne, entachée en outre selon lui de fautes dans la transmission (« tawatur »). Dans ses « Illuminations de La Mecque », Ibn Arabi affirme explicitement que celui qui croit en la Trinité est un infidèle (« kafir »).
Marie-Thérèze Urvoy indique : « Quant aux rapports d’Ibn Arabi au christianisme, ils peuvent être éclairés par un extrait de l’un de ses poèmes les plus connus, « Les trois aspects de l’être aimé ». (…) Pour Ibn Arabi la pluralité des hypostases signifiait simplement une pluralité de noms. Nulle connivence donc avec le Dieu-Trinité du christianisme ; Ibn Arabi est un musulman tout à fait bon teint. »
Djalal al-Din Rumi fait également état de la corruption des Évangiles pour expliquer le refus de reconnaissance par les chrétiens de la véracité de la prophétie de Mahomet et son annonce ; le chrétien affirmant que Jésus est Dieu est un ennemi d’Allah.
Idem pour le maître soufi hanbali Ibn Qayyim al-Jawziyya (mort en 1350, disciple éminent du grand maître hanbalite Ibn Taymiyya).
4) La dhimmitude n’a pas été remise en cause par les maîtres soufis
La dhimmitude est la contrepartie inévitable en islam de la supériorité des musulmans sur les juifs et les chrétiens. Les maîtres soufis comme Ibn Arabi ne discutent pas cette conception. Dans certains cas, les soufis semblent même avoir eu une position assez tranchée sur l’application rigoureuse de ce statut (ex. en Égypte).
5) Le soufisme n’a jamais condamné le jihad, « combat armé dans le chemin d’Allah »
Si les mystiques sont naturellement plus portés à une religiosité intérieure, l’action guerrière recommandée par Mahomet et le Coran garde sa place et certains soufis considèrent même qu’elle vient compléter harmonieusement l’« effort intérieur ». Dans cette perspective, à l’anéantissement mystique en Dieu répond en parallèle le martyre au combat.
Ainsi, les premiers ascètes furent aussi des combattants contre les infidèles byzantins et les Turcs. On en trouve également sous les ordres des mamelouks et leur présence est largement attestée dans les armées de l’empire ottoman.
La Naqshbandiyya en particulier a participé au jihad contre des populations d’infidèles d’Asie centrale aux XVIIème et XVIIIème siècles, ou contre les des Russes aux XVIIIème et XIXème siècles.
- La vogue soufie dans la recherche mystique occidentale
La référence au soufisme séduit généralement en Occident. En effet, l’Occident n’a guère manqué de figures, telles René Guénon, éprises de mystique et d’ésotérisme, le désenchantement et la sécularisation du monde occidental y étant certainement pour quelque chose. Le soufisme n’a ainsi pas manqué de présenter des aspects attrayants à ces personnalités assoiffées de mysticisme et pour lesquelles, à partir d’un certain niveau de spiritualité et d’élévation, les modalités confessionnelles n’ont a priori plus d’importance (la mystique chrétienne et la mystique soufie n’ayant pourtant rien à voir de par leurs fondements doctrinaux).
Cette soif de mystique conduit à la construction de mondes imaginaires fondée sur l’utopie d’une compatibilité finale de toutes les religions dans un vaste pot-pourri fusionnel de conceptions transcendant la diversité des concepts et des valeurs.
Pour donner un exemple du délire métaphysique et spirituel à l’obscurité lacanienne auquel peut aboutir cette quête insatiable de sens et de Dieu, je vous propose quelques passages de l’ouvrage « Qu’est-ce que le soufisme ? » de Martin Lings, éminent savant anglais soufi, célébrité qui a notamment enseigné à l’université du Caire et a été conservateur des manuscrits et imprimés arabes à la British Library. Chacun pourra aller vérifier que le choix des passages ci-dessous est bien représentatif du livre précité.
« Il arrive que des soufis récitent continuellement le Coran – par exemple en Inde et en Afrique occidentale – même s’ils savent très peu d’arabe. Et si l’on objecte à cela qu’une telle récitation ne saurait avoir sur l’âme qu’un effet fragmentaire étant donné que l’intelligence des récitants ne peut y participer, on répondra que leur intelligence est pénétrée par la conscience de participer à la parole divine. Ils savent, en outre, que le Coran est un flux et un reflux – qu’il flue de Dieu vers eux et que ses versets sont des signes miraculeux qui les reconduiront vers Dieu, et c’est précisément pour cela qu’ils le lisent. »
« Alif-Lâm-Mîm : Alif représente Allâh, Lâm Rasûl, le messager, c’est-à-dire la nature céleste du prophète, et Mîm Muhammad, nom de sa nature humaine. »
« Un autre verset, très aimé pour sa remarquable beauté ainsi que pour sa signification, et que tous récitent, spécialement dans le temps d’épreuve est le verset de la « quête du retour » : « En vérité, nous sommes à Dieu et à Lui nous retournons » (Innâ li-Lhâhi wa innâ ilayhi râji’ûn). Les soufis estiment que le soufisme tout entier est résumé dans ce verset. »
« Cette mention du Jour dernier rappelle que, comme le Coran lui-même, le Prophète est hanté par l’Heure, et cette hantise ne saurait être dissociée de l’un des événements fondamentaux de sa mission, le voyage nocturne, aussi appelé d’après son principal épisode, l’Ascension. Ce fut comme si sa « capacité d’être prêt à partir » avait soudain débordé du plan le plus élevé pour se répandre sur tous les autres, de sorte que, pour lui, se produisit une brève anticipation de l’Heure et qu’il eut un avant-goût de la résurrection : sur le rocher de Jérusalem, où il avait été miraculeusement transporté de La Mecque, il fut « décréé », c’est-à-dire réabsorbé, le corps dans l’âme, l’âme dans l’Esprit et l’Esprit dans la Présence divine. Cette « réabsorption » marque le tracé du chemin des soufis, et son aspect d’« anticipation » est également significatif, car c’est l’un des sens fondamentaux du mot sâbiqûn (…). »
« Si le Prophète et ses compagnons les plus proches ont émigré de La Mecque à Médine, ce fut par une nécessité cosmique afin que l’orientation puisse acquérir, dès l’époque apostolique, l’intensité accrue dont est chargé le geste d’un exilé se tournant vers sa patrie. »
« Un autre moyen de se laisser submerger dans la nature du Prophète est de réciter ses noms et les litanies qui leur sont associées. Et il en est encore un autre, le plus direct, qui consiste à s’appuyer particulièrement sur l’un de ces noms, Dhikru’ Llâh, le souvenir de Dieu, et à devenir, comme lui-même, une personnification de tout ce que ce nom implique. »
« « Il n’est de Dieu que Dieu » : c’est pour le mental, une formulation de la vérité ; pour la volonté, c’est une injonction se rapportant à la vérité ; mais, pour le cœur et ses prolongements intuitifs de certitude, c’est une synthèse, un nom de vérité appartenant comme tel à la catégorie la plus élevée des noms divins. Cet aspect synthétique se fait sentir même lorsque la Shahâdah est prise dans son sens analytique, car la synthèse est toujours présente en arrière-plan, toujours prête, pourrait-on dire, à réabsorber la formulation en soi-même. Ainsi, tout en invitant à l’analyse, comme c’est son rôle, la Shahâdah semble, d’une certaine manière, défier l’analyse. Elle est à la fois ouverte et fermée, évidente et énigmatique ; et, jusque dans son évidence, elle est un peu comme étrangère au mental qu’elle éblouit par son excès de simplicité et de clarté, de même d’ailleurs qu’elle éblouit par tous les sens cachés qui se réverbèrent en elle. »
« L’étude de la doctrine conduit le mental jusqu’à sa limite supérieure au-delà de laquelle se trouve, entre elle et le Cœur, le domaine de l’intuition intellectuelle, ou de la perplexité, selon les cas. Toute doctrine mystique contient des formulations aphoristiques capables de galvaniser l’âme en transcendant le mental et en franchissant cette limite. Mais l’objectif du corps principal de la doctrine est d’offrir au mental tout ce qu’il est possible de lui faire comprendre, de manière que la raison, l’imagination et les autres facultés soient pénétrées par la vérité, chacune selon sa modalité. Car la voie spirituelle est une offrande ; et, en fin de compte, elle est l’offrande du soi individuel en échange du suprême Soi. Mais elle doit se faire accepter, et l’on ne saurait attendre de l’infini qu’il accepte moins qu’une totalité. »
Le soufisme n’est pas un courant mystique détaché de l’islam même si les aspects mystiques y ont une bien plus grande importance que dans l’islam traditionnel et rendent ainsi plus facilement possible une proximité avec les courants mystiques des autres religions. Le soufisme reste un courant authentiquement musulman pour lequel les autres religions ne sont que des voies imparfaites pour approcher Dieu, Mahomet, « Sceau des Prophètes », étant la forme la plus aboutie et une forme insurpassable.
Le soufisme étant un mouvement très controversé en islam, rejeté par les tenants de l’islam orthodoxe sunnite, et assez confidentiel quant à son nombre, il est pour le moins surprenant que le Conseil Français du Culte Musulman le propose comme une des voies possibles d’évolution de l’islam de France, d’autant que son rapport à la violence dans le contexte de la supériorité des musulmans sur les non-musulmans est loin d’aboutir toujours au pacifisme, sans parler de la confirmation du statut de citoyen de seconde zone des juifs et des chrétiens au travers de la dhimmitude.
Toutefois, cela ne choque pas en Occident – le soufisme étant excessivement mal connu chez les non-musulmans (voire les musulmans eux-mêmes) –, car cela répond de façon superficiellement rassurante à l’aspiration mystique de l’« intelligentsia » occidentale (classe politique, journalistes, philosophes,…) en mal d’identité.